L’observation


Sans doute vous demandez-vous désormais comment vous mettre au travail ? « Quoi faire ? » Il vous suffit alors de regarder autour de vous ! Une des aptitudes nécessaires pour faire des arts plastiques, c’est l’observation. Et notre quotidien est saturé d’images*. Regardez un peu.



Vous n’avez rien vu ?! Regardez d’un peu plus près. Il est vrai que ce déversement d’images* favorise la gloutonnerie, mais reprenez votre place... approchez vous.


Vous êtes-vous procuré la crème qui va négocier vos rides plus efficacement qu’un sniper ? Adorable contraste, des viseurs pointés sur une femme qui sourit. Métaphore des violences faites à la représentation du corps, dont la publicité a le secret. Ici c’est la peau qui se déchire comme du papier. Là, elle se retire, c’est un vêtement trop grand, ou, vieille tôle, elle se froisse à l’image* d’une carrosserie. 


Mais encore ! Examinons cette publicité pour des chaussures de marque « Reebook (1)». Est-il besoin de manier les concepts philosophiques avec dextérité pour saisir à quel point un slogan tel que «I am what I am » (je suis ce que je suis) est très discutable quant au sens qu’il diffuse.

 Parce qu’évidemment, il n’est pas question des vertus de leur chaussure dans une telle tautologie, mais plutôt d’une leçon de vie, comme les marques qui s’adressent aux adolescents savent les prodiguer. Retour régressif d’une pensée archaïque dans laquelle nous devons nous reconnaître, et que nous acceptons en achetant le produit. Un « Je suis ce que je suis » qui suppose un « caractère » immuable à un individu, fixé une fois pour toutes. Le contraire de l’épanouissement, la construction et le cheminement personnel. Bien plus qu’un slogan, un axiome de psychologie de comptoir, duquel nous pouvons tirer les conséquences qui s’imposent : la « fatalité » et la préexistence à nous-mêmes. Il s’agit déjà d’un prétexte à une déresponsabilisation. En effet, pourquoi assumer nos choix puisque de toute façon c’est la partie inconsciente et immuable qui nous habite qui décide de nos actes ? On nous reprochera sans doute d’aller un peu loin. Pourtant, il faut bien comprendre que l’une des modalités inhérentes à la publicité consiste en une transaction. Une transaction d’identification que nous opérons avec les images*, les sons et le texte. Qu’en est-il des images* pour cette campagne ?

 

Rassurez-vous, elles sont à la hauteur du texte. L’une, en noir et blanc, qui se veut un portrait, propose un énonciateur au slogan. Le« I am what I am » sort de sa bouche. Par ailleurs, du point de vue de la composition, l’image* coïncide avec la typologie (gothique) "I am". L’autre, en vis-à-vis et en couleur, est une image* symbole, un attribut. Elle coïncide logiquement, avec le « what I am » (ce que je suis). Elle propose une égalité entre l’ « être profond » du sujet et cette seconde image*.  Et les publicitaires ne vont pas nous épargner les clichés*. De l’image* vieillotte obtenue avec photoshop(2) pour évoquer le souvenir d’enfance (une descente de toboggan), à la représentation de la mère de famille idéale, celle qui fait la vaisselle et s’occupe des gosses. Sans oublier le bras tatoué où figure un petit diablotin, ou l’image* de la victoire sportive : une grosse coupe en argent. Puis... un extrait de casier judiciaire ! Les empreintes digitales qu’on laisse lors d’une garde à vue, voilà ce que je suis. Mais c’est un procédé récurrent dans la publicité et le cinéma : esthétisation d’une fiche d’empreinte digitale, ambiance commissariat de police, valorisation « romanesque » du mauvais garçon. Une violence complètement désamorcée, « glamourisée » aux dépens de son sens. Nous sommes face à une révolte sur papier glacé, dont on a gommé les qualités transgressives, au profit du marketing : le but reste de nous vendre des chaussures !  La révolte est sur-jouée par le dispositif de l’image*, elle est codifiée ! Et c’est ce code qui happe le spectateur, désormais consommateur, qui s’identifie. Il va lui-même sur-interpréter, s’affubler des attributs de cette violence « glamour » mais dans un monde où toute réelle transgression est enrayée ! Parce que le capitalisme est inconscient et irresponsable des formes qu’il engendre. Et c’est la chaîne de magasins E. Leclerc qui recycle les affiches de mai 68 et de propagande communiste pour nous vendre une vie moins chère ! De qui se moque-t-on ?


 On l’aura compris, il ne s’agit pas pour nous de nous livrer à un combat moralisateur. Nous avons bien conscience que les images* de la publicité sont factices et que leur but est de vendre un produit. Cependant, l’image* est un dispositif complexe, qu’on ne peut se permettre de manier avec dilettantisme. En réactivant des clichés*, mille fois éculés et des archaïsmes de pensée, la publicité, sans toujours s’en rendre compte, provoque un sens qui va au-delà de celui pour lequel elle a été conçue. Elle s'inscrit dans un dispositif qui la dépasse, qui n’est pas seulement celui d’une simple image*.  Et elle n’assume pas le message complet de ce dispositif, qui, à un certain niveau, est une formidable machine à annihilation du discernement. 


Ici, ce sont deux clichés* lourds de conséquences qui se rencontrent. L’intellectuel − il a une grosse tête, un col roulé sous un costume à carreaux qui témoigne d’une faute de goût vestimentaire et du peu de souci qu’il a de son apparence, souligné encore par des cheveux gras − et une jeune femme, « fashion », arrangée d’un tailleur rose et des attributs d’une féminité en vogue : sac à main, petite raie sur le côté maintenue par une barrette dorée, gloss, fard à paupières et sourire éclatant. C’est par elle que nous rentrons dans l’image*, c’est elle qui parle. C'est-à-dire que c’est à cette représentation scénarisée de la féminité, plus que discutable, que vous devez vous identifier pour adhérer à un message dont la valeur a autant de saveur que le produit vendu : une tête bien vide, mais un estomac bien plein de hamburgers ! 


Nous pourrions multiplier les exemples, pour montrer à quel point ces images* sont doublement négociantes : elles vendent un produit, mais négocient notre esprit critique. Elles diffusent un cancer de l’entendement en nous laissant peu de place. Spectateurs, nous nous identifions complètement aux corps en présence, communions avec le produit sous couvert de bonheur et de vertu. Et puis il faut gommer les singularités sensibles, c’est la condition sine qua non d’une bonne circulation de la marchandise. C’est comme cela que la publicité nous capte, mais elle diffuse toujours plus qu’un simple message d’achat.


Hélas, l’irresponsabilité des formes se retrouve à d’autres niveaux de la fabrique des images*.  Quelle idée peut traverser l’esprit de ceux qui diffusent l’information, en passant en boucle, une journée durant, la collision des avions du 11 septembre 2001 dans les tours jumelles ? Pourquoi agrémenter cette boucle, parfois, des derniers messages téléphoniques des victimes adressés à leurs proches ? Bien sûr, il ne s’agit pas ici de regretter le manque de morale des journalistes, mais plutôt de constater l’annihilation complète de la pensée et du jugement face aux images*.


Il est vrai que les images* de presse sont aux prises avec l’ambiguïté inhérente aux images* enregistrées, entre document* d’une réalité qui témoigne d’un évènement et « fiction », construction faussée de cette réalité. La fiction est souvent le résultat d’une construction que les journalistes n’ont pas contrôlée. Ils s’affairent au montage mais oublient que deux images*, l’une à la suite de l’autre, prennent du sens. Ils règlent leur composition photographique, réactivant des compositions passées, qui font sens avec l’événement. 

Et si notre approche critique doit rester au niveau « plastique* », il ne faut pas oublier non plus que la presse est la victime d’une censure économique pernicieuse. L’information est devenue une marchandise que se partagent quelques grands patrons, instaurant une véritable domination médiatique. On assiste régulièrement à des mises en scène de problèmes socio-économiques (quand ils ne passent pas à la trappe), à la dépolitisation du citoyen par l’usage abusif de faits divers sans intérêts (sinon celui de faire diversion), et des promotions douteuses (je suis toujours étonné par la page culturelle des JT par exemple : promotion de superproductions cinématographiques américaines, ou, comment faire de la publicité à des films de divertissement qui n’en ont pas besoin...). C’est l’effet publicité qui s’immisce dans le document*, depuis sa structure profonde jusqu’aux modes de distribution.


  L. David, Marat assassiné, 1793.


Alors, nous évoluons parmi des signes. Force est de constater que l’artiste n’a plus le monopole de la fabrique d’images*. La publicité, la mode, le design, la presse ont recours au même vocabulaire que les arts plastiques*. Et nous venons de le constater, ces images* négociantes, si elles appliquent des savoir-faire avec brio, n’en sont pas moins nulles quant au sens qu’elles véhiculent.


         F. Goya, Tres de Mayo, 1814 et P.Picasso, Guernica, 1937.


Toutes ces images*, mises bout à bout, construisent des fictions qui nourrissent nos représentations du monde. Désormais, pernicieusement dictées par un libéralisme généralisé, elles prennent en otage notre regard, et nous assènent notre manière d’ « être au monde », de le comprendre et de le construire.  Ces images* vendent de manière univoque des idéologies souvent réactionnaires, scénarisent des comportements formatés et véhiculent des valeurs discutables. Elles nous proposent un scénario* à tenir. Parce que, hélas, si peu armés, si peu disponibles aussi, nous subissons le journal télévisé fait de reportages racoleurs(3). Ce scénario*, si imperceptible soit-il, nous avons appris à l’accepter et nous le discutons de moins en moins. 



F. de Manassein, portrait potentiellement officiel du président, 2004.

Réalisé à partir du portrait officiel réalisé par Bettina Reims.


C’est dans ce miasme que le travail artistique d’aujourd’hui intervient. Nous ne pouvons négliger ces données et la pensée plastique* au travail est l’une des possibilités pour redonner au spectateur sa position : ouvrir aux singularités sensibles, rétablir la pensée et le jugement critique, lutter contre la misère symbolique. Autant d’observations de notre quotidien qui peuvent être des sujets de dessins, de photographies, d’installations…Il s’agit de pirater les images* disponibles ou d’en proposer d’autres. Des contre-images* discutant, interrogant et proposant d’autres possibilités d’être au monde, ou des représentations qui viennent combler les représentations absentes(4), ou encore, montrer ce qu’il y a sous les images* dominantes et les équilibrer en en proposant d’autres, réfléchies et responsables de leur forme. 



F. de Manassein, Planisphère pour inverser les rapports de domination, 2004.


M’a-t-on compris ? ! En aucun cas il ne s’agit de s’ériger en donneur de leçon aux spectateurs… mais toujours d’interroger et donner la possibilité de s’interroger. Pour ceux qui auraient pour vocation de montrer de manière univoque ce qu’il faut voir ou ne pas voir, ce qu’il faut penser de manière définitive de notre époque, alors ce livre n’est pas fait pour vous.


Les usages sociaux des images et des sons emploient des procédés plastiques qui les dépassent et qui font signe. Seul le spécialiste de ces dispositifs sensibles peut apporter un point de vue critique et constructif, efficace(5).


Carnet, crayons, appareil sous le bras... vous devez être sensibles aux circonstances* repérables dans votre vie quotidienne : les occasions où s’observent ces usages sociaux*. Vos interventions seront alors déduites de ces moments.



Mathevet Frédéric, Les vrais desseins de M. George Bush (politique impolie #3), Pour une darbouka, un sample et une boucle, 2003.

mode d’emploi

Sample : « I’m a poor lonesome cow boy »(chanter)

Boucle : Prélever d’un western (vent, chevaux et mouches...)

1. Suivre le tracé des oléoducs sur la carte en énumérant le nom des villes rencontrées.

2. Dans le même moment, redessiner le tracé des oléoducs sur la peau de la darbouka.

3. Faire entendre un tak lorsque votre tracé rencontre une exploitation de pétroles.

4. Chanter « i’m a poor lonesome cow boy » lorsque votre tracé rencontre une base américaine.

5. La boucle joue en continu.

+ prise de son

14 février 2003


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1 Campagne début 2005.


2 Logiciel de retouche d’image dont les effets sont devenus des clichés.

3 Pour mémoire, rappelons la formule de Patrick Le Lay, PDG de TF1 : " Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible".

4 Le travail de Frédéric de Manassein est, à ce titre, particulièrement pertinent. Vous trouverez quelques reproductions de ses travaux dans ces pages.

5 Nous aurions tort de soupçonner sous ces quelques lignes un regain d’intérêt pour « je ne sais quelle » pensée « marxiste ». Ne nous méprenons pas, nos propositions artistiques ne sont pas des réactivations du « réalisme » (socialiste ou non). Au contraire, elles proposent la réalisation d’œuvres concrètes. Ces œuvres ne privilégient pas le contenu sur la forme comme elles ne privilégient pas la forme sur le contenu, parce qu’elles supposent la forme et le contenu insécables. Si elles s’appuient parfois sur l’observation des formes sociales, ils se trouvent que celles-ci s’inscrivent dans un monde dominé aujourd’hui par le capitalisme global. Or, l’histoire aurait pris un autre chemin, les résultats de l’observation seraient différents, mais la méthode et le travail plastique*, non !