Le matériel

Daniel Buren au travail.


Premiers pas

Chapitre nécessaire à tout bon manuel, il paraît évident de commencer par une liste des outils indispensables à la pratique artistique. Le jardinage, par exemple, requiert différents outils, des plus essentiels aux instruments les plus sophistiqués, qu’un manuel approprié vous proposerait d’acquérir au fur et à mesure de votre apprentissage.

Or l’histoire de l’art depuis le XXème siècle nous a appris que l’on pouvait fabriquer de l’art avec tous les outils et tous les ustensiles disponibles, y compris ceux du jardinage. Parfois même, il s’agit de les inventer. R. Smithson utilise une pelleteuse, Oppenheim une moissonneuse batteuse(1), une moto(2) ou un avion(3). D’autres pensent avec leurs pieds et pratiquent la marche (G. Orozco, R. Long), certains se servent de leur corps comme outil, matériau et support.

Dans de nombreux cas propre à la pratique plastique* contemporaine, les artistes utilisent toute une série d’outils et de matériel différents. Il ne faut alors pas perdre de vue que ces combinaisons, ces enchaînements qui déterminent déjà une suite d’opérations plastiques vont produire du sens. Le matériel et les outils sont souvent choisis en fonction de l’idée sensible à réaliser. Depuis le marteau utilisé lors de l’accrochage à l’appareil photographique qui documente votre intervention ou qui vous permet de réaliser une image* construite et autonome.

R. Long, A line made by walking, 1967.

Document photographique.


Fusains, pastels, peinture à l’huile, encre de chine, pinceaux de différentes tailles, en poil de martre sans doute…Pensiez-vous que c’est ce que j’allais vous proposer ? Ces outils impliquent des techniques précises qui correspondent à des règles locales* de cas particuliers de la pratique artistique. Les traditions de l’art ne sont pas des modèles mais des questions, nous pouvons apprendre à nous en passer. Considérer les « traditions de l’art » comme des règles à imiter est une aporie qui signifierait que vous vous faites une idée a priori du beau(4), que vous valorisez des savoir-faire qui en aucun cas ne suffisent à faire l’art, parce que la technique ne pense pas. Même si une connaissance approfondie de ces traditions n’est cependant pas négligeable. 

Retenez que la question du matériel est importante pour celui qui veut pratiquer les arts plastiques, dans la mesure où elle détermine déjà une pratique et une recherche. Le choix de matériels que je me propose de vous soumettre est déterminé tout naturellement par ma conception de travail plastique. Vous le comprendrez au fil de votre lecture. Il ne s’agit, bien entendu, que d’une proposition, elle n’est pas exhaustive. Vous vous rendrez compte de sa validité à l’usage, et vous l’augmenterez ou en changerez selon les besoins propres de votre pratique à venir.

Pour les avoir testés, il me semble que…


Ceux-ci ont l’avantage de se glisser dans la poche ou dans le sac, et donc vous donnent la possibilité de vous livrer à la pratique des arts plastiques à tout moment*. Et nous verrons en quoi cette notion de moment est importante dans notre conception de la pratique. Il paraît important d’insister ici sur le fait que cette notion de moment est directement liée aux choix des outils et ustensiles.

Denis Oppenheim au travail. Ligne tracée dans la neige avec une pelle pour Annual Rings,1968.

L’appareil photographique et la caméra numérique peuvent apporter un soutien particulier à votre travail. Ils peuvent servir à documenter vos interventions plastiques extérieures par exemple. Comme nous le verrons plus tard, ces images* ne sont pas sans poser problème dans la mesure où l’idée de document* suppose que le matériel d’enregistrement est une trace objective de la réalité. Or, il suffit d’examiner avec un peu d’attention comment est pratiqué le journalisme de nos jours pour constater que cette idée est discutable. Ces traces deviennent rapidement des fictions, en jouant sournoisement avec l’écart que constitue tout appareil.

Enfin un système informatique peut être le bienvenu. Il vous permettra de stocker ou de retravailler les images* produites. L’ordinateur aujourd’hui a, en effet, trouvé sa place au sein de l’atelier. Il a l’avantage d’avoir une grande capacité de stockage (images*/vidéos/sons) et propose des outils d’organisation permettant la mise en place d’une recherche efficace. Vous pourrez ainsi comparer, classer et diffuser (pourquoi pas ?) vos œuvres. Bon nombre de logiciels multimédias(5), particulièrement ceux qui permettent la retouche d’image, peuvent s’avérer des outils intéressants pour le travail plastique*, en particulier concernant l’écriture d’œuvres interactives entrelaçant images* et sons. Mais n’allons pas trop vite. 


Le méta-atelier 


La question de l’atelier est tout entière sous-entendue dans la notion de matériel, dans la mesure où le matériel choisi va déterminer une pratique, c’est-à-dire un mode opératoire sensible. L’espace du travail artistique est implicite dans le matériel que vous allez choisir. Or, si le travail artistique traditionnel supposait un lieu spécifique à sa réalisation, la définition de l’atelier contemporain paraît bien floue. Quel espace serait suffisamment souple pour accueillir une moissonneuse batteuse, un ordinateur et ses périphériques numériques, l’arrosoir, la bêche ou le râteau ? Cette souplesse aujourd’hui essentielle à la pratique artistique contemporaine réclame un lieu aux limites intérieur/extérieur beaucoup moins précises qu’auparavant, vaporeuses : un méta- atelier.

Ce méta- atelier constitue avant tout un espace mental. Il tient tout aussi bien dans la poche ou dans un sac ( le carnet, l’appareil photo, l'enregistreur numérique, la caméra, la « patafix »...), que dans le tissu de 0 et de 1 de l’ordinateur. Cet atelier est, alternativement, la caravane du camping ou la seconde chambre de votre F3, la maison de campagne ou votre ordinateur portable qui ne vous quitte plus. C’est un espace nomade qui s’adapte à une pratique plastique* nomade. C’est une boîte à outils mobile. Vous l’aurez compris, le méta-atelier a tout à voir avec la « plasticité » telle que nous la défendons depuis les premières pages de ce manuel. 

Ce lieu sans séjour, qui est aussi un séjour sans lieu, pour reprendre la belle formule de Daniel Charles, est la condition de la pensée du geste, où le raisonnement et le corps ne font qu’un. Nous y trouvons des livres, des films, de la musique bien entendu, des crayons aussi, des dessins, des photographies et de la mémoire. Puis la gymnastique*, cette pensée du corps – corps du pensée. Le bricolage décontracté se fait de ces fragments, de leur rapprochement inédit qui permet d’engager d’autres figures. Parce que l’essentiel du méta-atelier se constitue par la pratique, et comme lui, elle est toujours en cours. La matérialisation dans un objet autonome n’est jamais qu’une forme actualisée d’un moment particulier de cet espace. Une prise de vue du sol de l’atelier précise et datée. Mais ne croyons pas que cette matérialisation est moins importante que le processus de mise en œuvre. L’œuvre doit prendre une forme juste du méta-atelier. 

La plasticité provoque du sens(ible)(6).

Le matériel doit en toute logique être choisi avec la même souplesse, ou plutôt, être choisi s’il garantit une certaine souplesse : celle d’une pensée plastique* au travail, perpétuellement en procès. 


Les opérations plastiques


En effet, le matériel détermine les opérations plastiques*. Que sont les opérations plastiques* ? Les figures de votre gymnastique*. Les sauts périlleux arrière, les équilibres, les roulades, les assauts, revers et parades − de vos gestes les plus quotidiens (collecter, découper, coller...) aux activités les plus complexes (jardinage ?). Ces opérations ne sont pas vraiment des objets, ni des concepts puisqu’elles procèdent, comme nous l’avons dit, du corps et de la raison simultanément. Cependant, elles font signe. Ces pratiques sont directement liées au sens de votre travail. Elles s’incorporent avec les matériaux et la situation qui les tient. 

Nous ne pouvons pas les nommer, juste les approcher. C’est pourquoi, tout au long de ce texte où nous sommes amenés à les rencontrer, ces opérations empruntent des mots. Mais ce ne sont que des mots, et non pas des faits. Chaque mot-opération ne va pas alors désigner un mouvement précis, mais un réseau d’activités. Vous remarquerez du reste qu’il sera toujours question d’opérations à partir de quelque chose. Chacune d’elles pouvant être découpée et provoquer une autre série de figures. D’ailleurs, les mots-opérations dont nous allons faire usage désigneront plus une direction qu’une opération définie, de telle sorte que ces mots puissent recueillir une grande quantité de gestes.

Erwin Wurm, one minute sculpture, 2000.

(1) Directed Seeding-Cancelled crops, 1969 : un champ de blé moissonné en X.

(2) Time line, 1969 : une ligne tracée en dix minutes dans la neige en suivant le fuseau horaire qui délimite Fort Kent (Maine, Etats-Unis) et Clair (New Brunswick, canada).

(3) voir illustration au début du chapitre suivant.

(4) Rappelons que notre modernité s’est ouverte sur un geste anesthésié : une roue de vélo fixée sur un tabouret.

(5) L’acquisition de logiciels pose problème à cause de leur prix. Nous vous conseillons de vous procurer des logiciels libres (voir, par exemple : Framasoft.net).

(6) Nous aurons l’occasion de retrouver cette formule où le sens et le sensible sont réunis dans un seul mot. Une manière de rompre avec les dichotomies en vigueur.