La circonstance

Si la langue française nous apprend que l’on peut se passer d’une proposition circonstancielle, les arts plastiques nous enseignent qu’il s’agit au contraire de les repérer. Comme nous l’avons vu, notre réalité quotidienne se constitue d’images*, de sons, de parfums... qui font signes. Ces éléments sensibles, chargés de sens, se rencontrent ou se déploient dans des circonstances* particulières. Celles-ci doivent être envisagées par le plasticien comme un appui dans le réel et le travail plastique* se propose de les habiter ou de les écrire. 


Nous définirons alors la circonstance* par un lieu (site) et un moment (occasion), que nous préférons à « espace » et « temps » qui sont des notions abstraites. Car notre souci est de garder les pieds sur terre. En effet, la circonstance* est un moment repéré par l’artiste qui possède des données spécifiques de durée, de topologie, de circulation, mais aussi des caractéristiques sociopolitiques, historiques et géographiques. Elle n’a pas le confort d’un cadre (elle n’est pas encadrée) pourtant elle fait image* (pour l’artiste), mais ses bords restent flous. La circonstance* est pleine de hors champ, elle n’est qu’une partie du réel et se poursuit bien au-delà. Nous pourrions la comparer à un précipité (au sens chimique du terme), une rencontre sensible entre divers éléments qui produisent du sens. Ce précipité n’est évidemment pas sans rappeler l’infra-mince1 défini par M. Duchamp. 


Vous devez vous rendre disponible aux circonstances*, vous y glisser, vous faire une légère place dans ce réel saisi. Puis, interroger ce site et ce moment relevé, pour enfin, agir en conséquence.


Une fois ce nœud saisi, nous nous demanderons ce qu’il convient de faire pour intervenir et qu’ajouter pour réaliser une œuvre plastique* signifiante. L’œuvre va procéder d’une rencontre, celle de votre gestuelle plastique*, de votre pensée des mains avec la circonstance*.



G.Orozco, Island within an island, 1993.

Détritus organisés.

Photographie cibachrome.


Il paraît dès lors important de rappeler qu’il ne faut pas réduire une circonstance* à ses seuls aspects visuels. Son rendez-vous ne saurait être que multi-sensible.


 Vous vous êtes exercés à les repérer ! Vous décidez alors, soit de les habiter, soit de les construire.


Séjourner une circonstance

Les saillances de la circonstance.


Il n’est pas vraiment logique de disséquer la circonstance* en fonction de ses deux dimensions : moment et lieu.  Si « un bon travail, c’est la bonne chose, au bon endroit et au bon moment (Richard Long) », repérer dans quelques œuvres, ce que l’artiste a privilégié, peut vous permettre de discerner, dans votre vie quotidienne, de nouvelles circonstances. Ce découpage arbitraire n’a qu’une valeur pédagogique, il faut rapidement apprendre à s’en passer. 


Habiter la circonstance*, c’est être attentif au moment, à la durée du quelque chose remarquable (repérable). D’une part, l’essentiel du travail repose sur cette attention forcenée, cette observation minutieuse de la circonstance*. D’autre part, à partir de cette observation, tirer les conséquences plastiques* qui s’imposent, et tisser avec la réalité une œuvre. Isoler, indexer, souligner, rapprocher sont autant d’opérations qui vous permettront d’habiter cette circonstance*. Et si vous prenez soin de ne pas la résumer grossièrement, avec vos seules rétines, vous pourrez proposer des travaux logiques déduits de la réalité(2). Vous pourrez, multiplier les points de vue, penser à la circulation des corps (le vôtre, celui du spectateur), examiner la densité des événements... 


La circonstance* a toujours des saillances. Il y a toujours d’une circonstance* un ou plusieurs éléments qui viennent à nous. En effet, une partie se détache, et il ne faut pourtant pas la décrocher de la circonstance*, car elle est la condition de son sens, et, par là même, la condition du signe qu’elle représente pour nous. Ces saillances peuvent être topologiques, temporelles, historiques, sociopolitiques, bien qu’elles ne soient jamais seulement une chose à la fois. Et, c’est à partir de ces saillances remarquables que vous allez commencer une activité. Les opérations que vous pouvez envisager alors peuvent se classer en trois catégories complémentaires. Nous rappelons que les opérations sont cumulables, et indifférentes au classement.  Nous distinguerons cependant les opérations qui épousent la circonstance*, celles qui la contrarient et enfin les opérations inclusives, qui procèdent par ajouts.


Epouser, contrarier, inclure.


En effet, vous pouvez choisir de laisser la circonstance* se déployer sans en interrompre le cours. Vous préférez vivre pleinement le moment. Les opérations que vous choisirez de mettre en œuvre vont glisser sur la situation(3) donnée : imiter, souligner, marcher... Au contraire, vous voulez détourner la circonstance* du cours qu’elle a pris, parce que le contraste fait sens. Vous utiliserez alors des opérations qui contrarieront la situation : perturber, détourner, investir, retirer, agrandir... Enfin, vous constatez que votre travail artistique nécessite l’inclusion d’un élément hétérogène à la circonstance*. Le sens va naître du rapprochement de la circonstance* avec ce corps étranger. Celui-ci peut être un matériau simple, comme il peut être une suite d’opérations complexes qui se déploieraient en parallèle, dans un autre moment, dont la simultanéité avec la circonstance* choisie produirait du sens. Rapprocher, associer, ajouter, lier, théâtraliser,... sont quelques exemples d’opérations inclusives. 


Toutes les opérations, pour résoudre le problème circonstanciel dans lequel vous vous trouvez, vont coopérer, mais nous nous en doutions, avec les matériaux. Ceux que vous pouvez emprunter à la circonstance* même (c’est d’ailleurs, déjà, une opération « épousante »), comme ceux que vous pouvez importer. Ou, c’est votre corps, comme matériau premier, comme lieu ultime de la gymnastique*, que vous connecterez d’abord à la situation.


Matériaux >

VSaillances

Corps

Matériaux

Scénarisés

simples

Ready-made

topologiques

*isoler

*souligner

*imiter

*marcher

*perturber

...

*multiplier

*déplacer

*rapprocher

*soulever

...

*ajouter

*associer

*agrandir

*intégrer

*juxtaposer

*lier

*répéter

*multiplier

...

temporelles

*investir

...

*planter

...


historiques

*théâtraliser

*juxtaposer...

*construire

...

*montage

...

Sociopolitiques

*théâtraliser

*juxtaposer...


*montage

...

Tableau 2. Opérations plastiques, circonstances et matériaux. Proposition de précipités.


Documenter



C’est particulièrement pour ces travaux que la photographie et la vidéo s’avèrent importantes, dans la mesure où elles sont une solution pour documenter votre intervention (nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer le problème). Bien que les artistes aient accordé une confiance aveugle à ces outils et à leur capacité objective de documentation* au cours de l’histoire de l’art, ceux-ci font écart de par leur technologie. Nous ne pouvons plus, aujourd’hui, affirmer que ces enregistrements sont des traces objectives indiscutables (« faire une photographie, c’est déjà se trouver devant une image* » P. Parreno.) De plus, les écarts peuvent se trouver à d’autres niveaux. Si en admettant que vous ayez réussi à documenter* honnêtement votre pratique extérieure, ces résidus seront susceptibles d’être exposés. Il ne faut pas perdre de vue que les modes d’accrochage sont autant d’écart qui, non réfléchis, peuvent détourner complètement le sens de votre intervention (sur le mur, sur une table, au sol, sous verre, accroché avec une petite épingle, clouer, grand format ou non...).
En effet, il est particulièrement important de prendre en compte le mode d’accès du spectateur à l’œuvre. Il doit être en accord avec le sens de votre travail. 




G.Orozco, Planets in volcano, 1992.
Photographie d’une installation de boules de neige.

« Mais ceci a bien mis en lumière le fait que la salle a toujours été aussi un cadre ou un format, et que la forme de la salle est en contradiction avec les formes et l’expression émergeant du travail en question. »
Allan Kaprow, Assemblages, environements et happenings.


Échafauder une circonstance*


À votre tour de faire image* ! La précédente remarque nous permet d’aborder les circonstances* que vous allez proposer, c’est-à-dire, celles que vous allez écrire de toutes pièces, et que vous allez confronter au regard (mais pas seulement) du spectateur. La circonstance* exposée en quelque sorte, que nous préférons nommer de façon plus juste, une « exposition circonstanciée ».


Vous détournez le scénario de l’exposition traditionnelle


Si comme nous l’avons vu les matériaux peuvent être scénarisés, une circonstance* peut aussi cohabiter avec un scénario*. L’exposition est l’exemple type auquel vous allez être confronté d’une circonstance* qui est aussi un moment scénarisé. Ce scénario* s’immisce à différents niveaux : de l’expédition de la publicité ou du carton d’invitation jusqu’au moment particulier de l’accrochage et du vernissage à la clôture de l’événement. L’exposition dans un lieu d’art contemporain est d’une durée limitée et déterminée a priori(3). Et l’espace dévolu à ce type d’événement (le musée, la galerie...) est un espace scénarisé lui aussi : les murs sont blancs et isolent de l’espace environnant (la rupture entre l’art et la vie), les déplacements des spectateurs sont formatés par l’architecture ainsi que par les œuvres elles-mêmes...En effet, leurs positions, leurs vis-à-vis sont d’une extrême importance

Proposer une œuvre « circonstanciée », c’est déjà prendre en compte les scénarii du jeu de l’exposition. Par exemple, comme ce fut le cas dans l’histoire de l’art, certains artistes se sont joués du déterminisme sociopolitique du marché de l’art en comblant une galerie, ou en proposant, comme nous l’avons vu, des documents plutôt que des œuvres (les solutions sont datées, les problèmes toujours d’actualité, eux !)

Walter de Maria, The New York earth room, 1977.
127 tonnes de terre dans une galerie de 300m2
Cette possibilité de jeu avec le scénario* de l’exposition classique comprise peut s’ouvrir à tous les autres scénarii de visibilité. 

Vous proposez votre site et votre moment



Écrire une circonstance* nécessite que l’on puisse la lire. Cela implique, mais nous avons insisté sur cette donnée depuis le début du manuel, que les matériaux, le lieu et le moment, ainsi que les opérations plastiques* qui les unissent, sont des signes et leurs connexions du sens. Proposer une situation, c’est écrire une circonstance* pour le spectateur. C’est lui qui en sera l’unité. D’une part, c’est par lui que va se développer le moment de la circonstance*, d’autre part, c’est son corps qui va appréhender son espace. L’écriture doit être suffisamment aboutie pour qu’elle soit projetée dans un lieu et un moment qui diffèrent totalement de l’espace et du temps dans lequel le spectateur est généralement convié. 


Mais faisons quelques mises au point. Evidemment, il ne s’agit pas pour ce dernier, d’être confronté à des états d’âme dans lesquels il pourra s’identifier, ni de bousculer ses comportements − ce qui ne reviendrait à rien d’autre que de lui proposer d’être un rat de laboratoire, avec son accord ou non. « L’art ne contient pas la police » disait Cage en substance. L’œuvre circonstanciée ne doit pas prendre le public en otage, mais doit, au contraire, lui remettre les pieds sur terre. Elle refuse donc l’ambiance et l’interactivité de tous les niveaux, car nous l’avons dit : l’artiste doit être responsable de ses œuvres, il ne peut donc pas laisser faire l’œuvre à la première personne venue. De plus, c’est une aporie de croire que l’intervention du spectateur dans la réalisation artistique, permettrait d’affranchir les limites entre l’art et la vie. Ainsi nous savons bien, lorsque nous jouons au monopoly par exemple, que l’argent ne nous appartient pas, mais nous acceptons de jouer les promoteurs immobiliers pendant un certain temps, avant de retourner à notre « deux pièces ».

De même qu’il y a des opérations plastiques* de prise d’otage (confère l’histoire classique de la peinture), il en existe qui nous mettent de plein pied dans le réel. Nous en avons aperçu quelques unes au cours de cet exposé. Et la circonstance* en est une, dans la mesure où elle ne procède pas du cadre, ni du socle, et qu’elle ne doit pas utiliser d’estrade. Faut-il le rappeler, les premières œuvres posées à même le sol d’exposition furent qualifiées de « théâtrales ». Michaël Fried reprochait aux minimalistes de faire des œuvres sans spécificité. « (...) ni peinture, ni sculpture, et donc vouées à l’entre-deux, le théâtre. » La théâtralité, dénoncé par M. Fried, endommageait la pureté formelle revendiquée par C. Greenberg. « Les œuvres tiennent compte des circonstances* réelles de la rencontre entre l’œuvre d’art littéraliste et son spectateur » (l’objet spécifique de Donald Judd par exemple.)
C’est pourtant bien cette « théâtralité » qui fut le dépassement du modernisme, il s’agissait de :
-  réaliser une œuvre déduite d’une circonstance* réelle (libérée du socle et du cadre, donc de ce qui coupait l’œuvre de l’espace environnant) ;
- réaliser un objet dont l’approche n’est pas l’émotion instantanée du modernisme, mais une expérience temporelle ;
ne pas faire dépendre l’expérience esthétique seulement des qualités formelles de l’objet.

C’est la disparition du socle et du cadre, dispositifs d’affirmation d’un espace suggéré, qui fait basculer l’œuvre dans l’espace concret, qui renoue avec le réel. Si, Fried choisit le terme de « théâtralité » pour qualifier ce nouveau lien art et vie, le théâtre n’est pourtant pas non plus un modèle d’œuvre littérale. Le « théâtre » représente aussi. Son cadre et son socle, c’est l’estrade où se joue une représentation, qui délimite une séparation entre la représentation et le spectateur. À ce titre, le théâtre épique de Brecht, s’il ne propose pas une rupture totale avec la représentation, n’en est pas moins une approche efficace de la rupture avec la poétique aristotélicienne (drame et catharsis). La « distanciation » est une mise à bas de l’estrade, dont l’artiste plasticien doit s’inspirer : il doit impérativement montrer à quel processus le spectateur assiste.

Dans son installation repulse bay (« cabinet de pulsions ») (1999), Dominique Gonzalez-Foerster parvient avec quelques néons, la couleur lilas sur les murs et la moquette, deux serviettes de plage et une échelle, à interroger nos projections imaginaires. Elle propose un lieu entre mémoire et réalité qui nous confronte à la question : « Qu’est ce qu’une image ? »


Vous investissez les scénarii de visibilité de notre société contemporaine.


Mais le lieu de l’exposition n’est évidemment pas le seul moment possible de visibilité. Il y a tous ceux de notre réalité quotidienne. Internet, évidemment, les panneaux publicitaires du métro, la télévision qui reste allumée toute la journée, les journaux, fanzines et autres flyers...Tous ces scénarii sont aussi, autant de dispositifs à intégrer, à pervertir, en tout cas à utiliser...


Pierre Huygue, Rue Longvic (Billboard, Dijon), 1995.Poster offset, vue de l’installation.

Mais que l’on ne se méprenne pas ! Encore une fois, vous ne devez pas penser ces interventions comme des divertissements gratuits. Ces scénarii ne sont pas, eux-mêmes, de pures fantaisies. L’usage social* des images*, le dispositif complexe dans lequel elles circulent doivent nécessairement être pensés par le plasticien.  Mais pensés au sens où nous l’entendons dans notre conception de la plasticité. La critique doit se faire au niveau plastique de l’usage social, elle doit se servir du vocabulaire spécifique de la plasticité pour déterminer précisément où le sens achoppe, et poursuivre sa réflexion avec les moyens propres de la plasticité.

Voilà que nous allons manquer d’exemples pour soutenir notre propos. Il faut dire que ces considérations sont très éloignées de celles de l’art actuel. Ouvrons donc ce vaste terrain d’investigation que vous compléterez peut être

Il ne vous reste plus qu’à retrousser vos manches, à vous munir de votre petite trousse à outils plastiques, à vous rendre à l’atelier et à vous impliquer dans une activité. Parfois, certains problèmes abordés dans ce texte seront confirmés par votre activité, parfois ils apparaîtront comme des inepties... Vous déciderez alors, soit de vous en passer, soit d’écrire un manuel à votre tour. Parce que c’est la pensée plastique au travail qu’il s’agit de sauver.






Philippe Ramette, Sans titre (éloge de la paresse I), utilisation, 2000.Photographie 150x120 cm.