Quatre équations pour comprendre le travail plastique.


« Se rendre à l’atelier et s’impliquer dans une activité quelconque. Parfois, il apparaît que cette activité nécessite la fabrication de quelque chose, et parfois cette activité constitue l’œuvre. » C’est cette citation de Bruce Nauman qui nous servira d’axiome. Elle nous paraît tout à fait en accord avec le méta-atelier que nous avons développé dans le chapitre premier. Elle rend compte du mouvement dans un premier temps : le corps qui « se rend à » et qui, dans un deuxième temps, s’engage dans une activité. Cette gymnastique* s’actualise parfois dans une forme sensible ou se suffit à elle-même. Rappelons toutefois que l’atelier, tel que nous l’entendons, est un espace ouvert et mobile.

 


Figure 1. Schéma du méta - atelier


 

Si les équations qui suivent peuvent paraître très abstraites, leur but est de montrer que le sens se trouve déjà dans les différentes possibilités d’envisager le travail artistique. Celui-ci et l’objet d’art supposent un réseau de significations. Les équations indiquent que tous les éléments sont interconnectés, ce qui est une condition nécessaire à la production de sens. De plus, comme la tendance générale est à une « défonctionnalité » de la motricité artistique, ces petites formules rétablissent la position centrale du corps et l’activité gestuelle défendue par notre conception de la plasticité(1)


Enfin, vous trouverez à la suite de chaque équation, un petit résumé dont le but est d’éclairer la lecture de ces abstractions et de comprendre le sens que peut prendre la variation autour du travail artistique. Les exemples s’appuient sur l’histoire de l’art.


 Il ne faut pas perdre de vue que ces équations ne constituent pas des modèles, puisque le travail artistique est toujours à inventer.

Figure 2. Equation 0.


L’équation 0 présente le travail plastique* dans sa forme classique et attendue, le travail en atelier sous la forme d’une série d’actions sur un (des) matériau(x) dans le but de réaliser un objet qui prendra le statut d’œuvre (ex : peindre >> peinture à l’huile sur toile de lin >> pour réaliser un tableau.) L’atelier est un espace clos et sédentarisé.

La circonstance* scénarisée dont il est question à la fin de la formule désigne l’exposition dans son acception traditionnelle. Nous développerons ce point plus précisément dans le chapitre concernant la circonstance*.


Figure 3. Equation 1.


Comme nous l’avons vu, le travail artistique a beaucoup évolué au cours du XXème siècle. Le corps de l’artiste et les actions du corps appliquées au matériau constituent des moments qui se sont autonomisés au point de devenir l’œuvre elle-même. Il faut ici préciser que cette autonomie gagnée est une solution inventée par les artistes pour renouer l’art avec la vie (moment), et rompre avec l’idée d’un objet d’art sacralisé et matérialisé. La circonstance* scénarisée n’est plus le lieu de l’exposition, mais l’espace de l’atelier, par exemple, ou un autre lieu dans lequel l’action va s’actualiser (mais le méta-atelier coïncide avec l’espace de réalisation). 


Il est important de préciser que les « objets » qui peuvent donner suite à ces œuvres ne seront que des « résidus » : objets témoignant de l’action réalisée et/ou photographies, vidéos, dessins documentant l’action (voir l’équation complémentaire plus loin dans ce chapitre). Ils sont un cas particulier de la forme qui s’actualise dans une matérialisation sensible.

  Exemples : les events et les happenings.


C’est le cas des performances où le corps intervient comme matériau scénarisé et/ou brut. Dans certaines vidéos de Bruce Nauman, c’est l’activité dans laquelle l’artiste s’est engagé qui est documentée (voir aussi équation 4). L’action et l’énergie en jeu peuvent se trouver dans un espace extérieur, étranger au lieu d’exposition, la scène ou l’atelier.

Figure 4. Equation 2.


Cette équation concerne les pratiques dites « in situ » dont l’initiateur est D. Buren. Ces pratiques répondent aux besoins des artistes de quitter l’atelier et les lieux institutionnels de l’art, d’aller dans la rue et dans les lieux du quotidien pour y rencontrer le public. Elles interviennent dans une circonstance* particulière, une réalité, d’où la pratique va être déduite. Le matériau (dans le méta – atelier que représente maintenant la situation) peut être importé (il n’est pas emprunté à la circonstance* (F. Alys, par exemple)) ou issu de la circonstance* elle-même (G. Orozco). 


L’ « objet » artistique fait corps avec la circonstance* (lieu, moment...) Les deux moments, celui de la pratique et celui de sa visibilité, sont différés mais déterminés dans le temps (sauf quelques contre-exemples du land art : la spiral jetty (Robert Smithson) notamment, qui avait été pensée comme une installation «éternelle», si elle n’avait pas été recouverte par le Great Salt Lake.)



Figure 5. Equation 3.



Variation autour de l’équation précédente. Le méta – atelier coïncide toujours avec une situation à partir de laquelle se réalise l’activité artistique. En revanche, il n’y a pas de moment différé pour la visibilité de l’œuvre. Le moment de la gymnastique* est le moment de l’œuvre, celle-ci peut se matérialiser. Cette équation décrit donc les cas où le matériau choisi est le corps de l’artiste lui-même et/ou lorsque c’est la circonstance* de temps qui est privilégiée. (Oppenheim en moto le long d’un fuseau horaire, par exemple).


Enfin, mais nous l’avons évoqué avec les « objets » résiduels, les deux situations précédentes peuvent être augmentées du schéma suivant lorsque l’artiste documente sa pratique. Nous nous retrouvons alors en situation zéro lorsque :

1. le document*, en tant que tel, est présenté dissocié de l’espace environnant, dans un musée ou une galerie. C’est-à-dire, lorsque la présentation rejoue l’objet artistique autonome.

Exemples : trois cas particulièrement courants dans les lieux d’art contemporain :

une photo document* tirée en très grand format, sous verre ou avec un cadre (si sobre soit-il) ;

 une vidéo diffusée sur une télévision (« sony », parce que la marque est toujours très visible), elle-même sur un socle

lorsque les choix plastiques de l’objet ne coïncident pas avec l’idée de document* (absence de hors champs, retouche photographique, composition très pensée...).

2.   Le document* est suffisamment travaillé, ou retravaillé (montage, ajout sonore, objet, retouche...) pour être autonome. Le sujet de l’« objet », même s’il se constitue des débris d’un geste documenté, s’en trouve changé. Un écart qui n’est pas souvent pris en compte.


Figure 6. Equation 4.


Il faut rappeler ici que l’usage de la photographie et de la vidéo comme « document* » d’une œuvre (souvent in situ, éphémère,...) est l’une des solutions critiques trouvées par les artistes pour déjouer le marché et les lieux institutionnels de l’art. Bien sûr, cette critique avait lieu dans les années soixante. Aujourd’hui les artistes, peu soucieux des formes qu’ils créent, n’hésitent plus à confondre le document* avec l’œuvre (et le vendre, donc, au prix fort). 


Figure 7. Equation 5.

L’équation n° 5 est une variation de l’équation n° 0. Elle présente les pratiques dites d’ « installation » qui empruntent à l’assemblage et à la scénographie. Ces pratiques prennent en compte le lieu d’exposition (sans pour autant en déduire complètement l’œuvre, privilégiant les données spatiales), les matériaux sont transformés ou employés comme objets scénarisés.

 

  Nous pouvons remarquer que cette suite d’équations peut devenir de plus en plus complexe en fonction des œuvres. Il semblerait que faire une œuvre, c’est déjà questionner le travail artistique.




1 Le début des équations (énergie) désigne les gymnastiques* plastiques proprement dites !