Avant-propos 


L’ atelier centrifuge






« C’est pourquoi l’analyse non créatrice mutile , parce qu’elle réduit une œuvre à des démarches finies, formées ; elle considère l’œuvre comme une somme de forces en équilibre où l’invention est enclose. Elle considère que l’invention appartient à ces forces et ne peut leur échapper ; elle n’admet pas qu’elles puissent être centrifuges ; elle les renvoie à l’intérieur d’une œuvre, à l’intérieur d’une période historique déterminée. »

Pierre Boulez, Leçons de musique, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2005, p.74.




Avant que vous ne les lisiez, j’aimerais apporter quelques éclaircissements concernant l’écriture de ce présent ouvrage et du manuel d’arts plastiques tome deux, son double (quoiqu’il ne soit pas seulement l’ombre de ce premier livre,). Je ne voudrais pas que mon projet soit mal interprété, dans la mesure où s’inscrit a priori entre ces deux objets un manque apparent, le lieu d’où je parle, le lieu où ont été écrits ces deux livres et où ils retournent pour en devenir une partie essentielle de ce qui s’y trame ― l’atelier !


J’insisterai sur cette absence « apparente » parce que, paradoxalement, vous pouvez être convaincus de sa présence. En effet, on retrouve tout entier l’atelier dans le projet, l’écriture « multiple » et l’intention de ces deux ouvrages. Mais l’atelier, ou « mon » atelier, devrais-je dire, est « centrifuge ». Il est à l’image de la plasticité soutenue dans ces deux textes, parce que c’est elle-même qui est centrifuge : elle est toujours tournée vers l’extérieur… parce qu’elle est généreuse.


En effet, ma pratique est doublement présente dans ces deux livres. D’une part, le fil du texte s’appuie sur des exemples qui sont des reproductions de mes travaux personnels (plus particulièrement dans le second tome). Son écriture est le précipité d’un double mouvement – un va-et-vient – entre le retour réflexif sur mon travail et la projection vers le travail à venir. D’autre part, mais c’est une conséquence logique de notre remarque précédente, c’est aussi la gymnastique plastique qui s’intrigue à l’atelier centrifugé qui a rendu possible ces deux livres : ils sont le résultat de la plasticité, parce que c’est mon atelier qui motive la forme et les liens qu’entretiennent ces recueils. Mon atelier est à la fois « dedans » et « entre ». Dedans, parce que l’écriture s’y précipite en s’y appuyant, et entre, parce que l’écriture plastique scrute ces formes locales et leurs rapprochements, leurs confrontations, leurs montages, ainsi que l’image globale que représentent ces deux tomes.


L’atelier dont il est question dans ces deux livres est donc le mien. Ce lieu mi-fictif mi-réel où se joue l’essentiel de ma « gymnastique » plastique quotidienne. Cet espace aux bords flous qui se déplace avec moi, qui est parfois à ciel ouvert, parfois borné. Ce lieu sans séjour, pour paraphraser Daniel Charles, qui est aussi un séjour sans lieu. Un absolu chantier d’images, de dessins, de notes, de sons, de plans vidéo, qui se rapprochent, s’éloignent, mais aussi se contaminent, se confrontent et se mêlent. C’est ici que les deux manuels transpirent. Et les œuvres redessinées, celles des autres et les miennes, les analyses, les métaphores, les jeux, les liens et les passages entre chacun de ces deux livres rendent compte de l’atelier singulier qui les a vu naître. Ces deux manuels sont comme le résultat d’une centrifugation.


Alors, dans leur forme distanciée, ils donnent, je l’espère, une image juste de cette pensée d’atelier qui ne souhaite pas regarder seulement son nombril. Ces deux livres sont et rendent compte de ce bricolage perpétuel, où se côtoient sur les rayons de la bibliothèque les catalogues d’art contemporain, les textes philosophiques, les partitions, mais aussi les bandes dessinées et les livres de cuisine… qui plus est lorsque cet humble savoir folié se glisse entre les dessins, l’ordinateur, les instruments de musique et dans la mesure où son but reste, comme priorité, la pratique : retourner à l’atelier dès demain, malgré l’arrêt théorique momentané que représente l’écriture de ces deux manuels.


Ces recueils essaient d’être au plus proche, c’est-à-dire qu’ils tentent d'examiner objectivement les phénomènes réels d’élaboration des œuvres au sein de mon atelier1 et ils en constituent le produit. Ce serait une erreur que de penser que ces deux recueils ne reposent sur rien et qu’ils ne livrent qu’une fiction du travail artistique, qu’une métaphysique. Au contraire, l’atelier centrifuge exige une écriture complexe faite de passages, de rapprochements et de confrontations. Ces recueils sont des tapis. C’est une pensée sur le chantier qui l’exige : quelques prises de vue fugitives du sol de l’atelier où l’on aurait cherché à rapprocher des fragments de journal intime, des œuvres, des croquis, des sons... et ausculter le sens entre les coutures : les figures de la gymnastique engagée dans l’atelier sont toutes entières prises dans le texte, dans les images et dans leurs liens. Il ne s’agit pas bien sûr de fixer une fois pour toutes une pratique artistique, mais d’épingler ce moment jusqu’à une prochaine fouille entre ses coutures.


Par là même, nos deux textes sont ambigus.


J’ai souhaité le premier livre qui constitue cette image de mon atelier comme un texte agissant. C’est un livre de recettes ou de bricolages, destiné à ceux qui souhaitent se consacrer aux arts plastiques contemporains. Le langage est simple, la pratique artistique simplifiée et épluchée. Le premier manuel comme principe d’écriture a été pour moi une mise à distance de la plasticité. L’idée d’auteur empirique a été repoussée jusque dans ses derniers retranchements. Il ne s’agissait pas de filtrer subjectivement l’activité artistique mais d’approcher objectivement le travail plastique. Le nœud de ce livre, son chapitre central : « l’observation ». D’une part, ce manuel livre certaines techniques nécessaires afin de parvenir à une pratique artistique que je souhaite rigoureuse (et nous savons à quel point la pratique du « manuel » est peu courante dans la culture « plastique ») ; d’autre part, il s’engage et défend une certaine conception de la plasticité, il réclame une pratique en prise avec le réel dans ce qu’il a de plus trivial : notre réalité postindustrielle et sa marche vers sa mondialisation. C’est pourquoi, même s’il n’en prend pas la forme directement, ce manuel est aussi un manifeste. Pour autant, il ne réclame pas une pratique « réaliste », au sens où nous pouvons l’entendre dans l’histoire, mais une pratique concrète dans toutes ses dimensions : les matériaux, les modes de visibilité de l’œuvre, le temps...c’est-à-dire toutes les corrélations à prendre en compte dans la réalisation d’une œuvre. De plus, si les exigences de l'analyse excluent l’auteur subjectif, ce manuel n’en porte pas moins toute ma pratique personnelle, comme nous l’avons déjà évoqué. Pour certains, ce manuel ne dit rien de fondamentalement nouveau, pourtant le chemin qu’il trace à l’intérieur du travail plastique est singulier. Il présente toutes les œuvres que je me suis approprié, il fait des connexions qui sont celles de mon esprit, il m’est adressé autant qu’à « vous ». Alors, il est une poétique aussi.


Ce premier livre s’est réalisé de cette triple écriture : manuel, manifeste et poétique. Un exercice de style multidirectionnel qui fait de ce texte un geste.


Le second livre semble être le miroir du premier. Il est tout aussi engagé et rejoue la triple écriture mise en œuvre dans l’ouvrage précédent. Il est une application à la musique de l’épure de la plasticité décrite dans le premier tome. Il ne propose pas des passages de notions entre arts plastiques et musique, ni une synesthésie subjective, mais il considère plutôt le travail compositionnel musical comme un cas particulier de la plasticité2. La rencontre entre arts plastiques et musique a lieu dans l’atelier. Encore une fois, un texte polémique qui va faire bondir plus d’un musicien ! (Il faut dire que le rapport des plasticiens et des musiciens à l’égard de leur histoire est radicalement différent). Dans celui-ci la plupart des exemples sont empruntés à ma pratique. C’est un livre qui est une analyse globale de celle-ci et qui s’engage également dans la pratique musicale contemporaine. Ce second manuel reprend (joue/rejoue) la grande tradition du texte pédagogique et l’analyse, des structures profondes aux structures superficielles, de la fabrique de l’œuvre musicale.


N’en doutez pas, ces deux livres sont écrits au cœur même du travail artistique, sans pour autant sombrer dans le discours ésotérique et subjectif sur l’intérieur de la création. Car notre atelier centrifuge et centrifugé, conséquence ultime de sa gymnastique étendue à l’écriture, sollicite l’autre. Il se divulgue, et il y a une urgence à le faire, il ouvre une porte : celle d’une conversation entre artistes qui refusent les discours prêt-à-porter sur la création, débarrassés enfin du génie, du talent, de l’inspiration divine et des théories fumeuses psycho-philosophico-esthétisantes. Il s’agit bien de décrire ce moment où l’on retrousse ses manches et où l’on se rend à l’atelier, puis on y travaille, on y cherche et recherche, on y trouve des solutions, on y pose des problèmes et on constate la sueur de son front. Parce qu’il est essentiel que l’artiste reprenne aujourd’hui sa position de spécialiste à l’intérieur du sensible.


1 Ce texte est poïétique dans la tradition du sens définit par Paul Valéry.

2 Comme la peinture est un cas particulier de la plasticité, le cinéma, la vidéo, la photographie...ou le dessin qui devrait constituer prochainement le sujet d’un manuel d’arts plastiques tome III.