« (...) Par le travail/production artistique même, nous avons, tout au long de l’art, le signalement de l’existence de certains problèmes. Cette connaissance exacte de ces problèmes sera appelée la théorie (à ne pas confondre avec toutes les « théories » esthétiques que l’histoire de l’art nous a léguées.)

(...) Non seulement la théorie est/sera indissociable de sa propre pratique, mais encore peut/pourra susciter d’autres pratiques originales. (...) ou, comme le définit Althusser : « Théorie : une forme spécifique de la pratique. » »



Daniel Buren, « mise en garde » in Konzeption/conception, Stadtisches Museum, Leverkusen, 1969.


Introduction

Vous avez étendu une bâche entre le pouf et la télévision pour faire un peu de peinture*(1). De temps en temps, vous vous rendez à la campagne, chevalet et châssis sous le bras, si le temps est clément. Vous rêvez de faire bonne figure sur les boîtes de chocolat, comme les impressionnistes. Parfois, vous vous contentez simplement d’un carnet à dessin, pour esquisser seulement votre futur chef-d’œuvre, sur le motif. Les arts plastiques sont le hobby de vos week-ends, parce qu’évidemment, il faut bien exercer un travail plus sérieux, ne serait-ce que pour payer les couleurs à l’huile. De toute façon, vos contemporains ne sont pas prêts de reconnaître votre travail, les « artistes», vous le savez bien, sont tous logés à la même enseigne et ne sont reconnus qu’après leur mort. Pourtant, vous avez épousé l’Art et, sans concession, vous continuez à vous répandre sur votre toile, à déverser vos angoisses terre de sienne et vos fantasmes rouge carmin puisque le monde est insensé et que vous vous considérez comme un voyant, habité d’une inspiration divine. 

Et bien cher(e) ami(e), ce livre est fait pour vous parce que vous vous faites une très mauvaise idée de ce que sont les arts plastiques. Il est temps de remettre en cause la fiction* du travail artistique qui vous habite(2)

Ce scénario* d’ailleurs commençait à vous peser, si j’en crois la présence de cet ouvrage entre vos mains, tant il est vrai que l’idée même d’écrire un manuel d’arts plastiques va à l’encontre de cette « glamourisation*» de l’art.
Maurizio Cattelan, La nona ora, 1999. Installation ( technique mixte).

Ce n’est pourtant pas de votre faute. Notre société postindustrielle, tellement préoccupée à canaliser le sensible, manifeste peu d’intérêt pour le travail artistique. Affairée dans le négoce* généralisé, elle préfère scénariser et standardiser les produits culturels au service de la consommation, et répandre des lieux communs ridicules sur la pratique artistique. Car tel est son intérêt.
 
Alors rapprochez-vous, que je vous livre l’une des raisons de ce livre, l’idée forte à glisser dans toutes les oreilles. Car je sais que, déjà, certains ont dirigé leurs talons en arrière. Voilà, notre société de consommation sait que la pensée plastique* au travail incorpore les possibilités de sa ruine.

L’avenir que dessinent nos gouvernements pour l’enseignement artistique n’en est-il pas une preuve suffisante ? « Visuel » va être préféré au petit encombrement conceptuel que représente « plastique* ». Mais notre modernité ne s’était-elle pas ouverte sur le refus d’un art seulement rétinien (M. Duchamp) ? Le but inavoué de ces réformes ne serait-il pas de former des spectateurs, éclairés mais dociles aux manipulations publicitaires ? La question pour nous est de savoir ce que le mot « plastique* » implique qu’il s’agit de sauver.

             Gabriel Orozco, My hands are my heart, 1991. 2 cibachromes de 41X51cm.


Si littéralement « plastique* » désigne les matières malléables qu’il faut informer avec les mains, il ne désigne pas des savoir-faire, mais la matière informée autant que l’acte même qui a présidé à sa mise en forme. Par extension, la plasticité désigne la capacité à recevoir une forme et à la donner. Elle ne donne pas, non plus, de définition précise des matériaux « plastiques* », et l’histoire de l’art nous enseigne que le corps, les idées, les sons(3) sont aussi malléables que la peinture ou l’argile. 
Bref, « plastique* » abolit l’idée d’une œuvre artistique qui serait une rencontre entre le corps d’un côté et l’esprit de l’autre, entre le sensible et la raison, mais affirme au contraire la possibilité d’une intelligence sensible où le geste et la pensée sont deux qualités inséparables d’un même moment, et non pas deux bords distincts qui se rencontrent de temps à autre. 

C’est le projet de cet ouvrage : proposer quelques humbles échauffements conceptuels avant de se livrer à la gymnastique* plastique, où les actions et leurs enchaînements sont autant de figures qui rendent compte d’une logique sensitive. Une corporalité de la pensée (Nietzsche) qui s'énonce logiquement dans du sensible en acte, à laquelle il faut rendre la possibilité d’une recherche. Condition nécessaire pour sortir l’expérience esthétique individuelle du carcan publicitaire qui ne revient à rien d’autre qu’à rendre inopérants nos sens. Car il est temps aussi de discuter le totalitarisme sournois des images* de notre occident contemporain. 

« Plastique* » produit une intelligence particulière qu’il faut à chaque fois inventer et construire. Ce manuel apparaîtra alors comme un livre de bricolages, affirmant que le travail plastique* est avant tout une série d’opérations, de manœuvres sensibles. Car, c’est de « penser avec ses mains » qu’il s’agit de sauver. Il est alors nécessaire de préciser les intentions de l’auteur : son but n’est pas de faire école mais bien de donner le désir à d’autres d’écrire à leur tour un manuel, d’ouvrir la possibilité d’une discussion et de dédramatiser le nœud dans lequel se fourvoie le travail artistique depuis la mise en place d’un capitalisme global formalisant.

(1) Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le lexique.
(2) On me reprochera sans doute d’exagérer. Cependant, il suffit d’allumer la télévision pour constater à quel point ce cliché reste répandu.

 (3) Le second tome de ce manuel sera consacré au cas particulier de la musique.